Les auteurs font-ils les pires cordonniers ?





Dans ce nouvel article, nous allons traiter d’un sujet qui n’a peut-être pas de rapport direct avec l’écriture mais qui pourrait s’avérer intéressant (à supposer que je parvienne à l’écrire jusqu’au bout sans céder à un excès d’alcool de prune) pour le jeune et fringuant auteur que vous êtes. 

J’étais hier soir au bistrot de la mère Annie où nous discutions tricot pendant que les hommes regardaient un match de foot en nous régalant d’expressions aussi crues que réjouissantes. Il faut dire que leur analyse d’un match, après la troisième bière, se résume à deux appréciations uniques et sans appel en ce qui concerne les joueurs ou l’arbitre : « pédé » ou « pas pédé ». À partir de là, je vous laisse imaginer l’infinie variation des échanges qui, dans l’ensemble, se résument à quelques expressions bien senties lancées à la cantonade tout en agitant son verre de mousse en direction de l’écran.


Bref, Annie et moi étions tranquillement en train de discuter le bout de gras au milieu de cette joyeuse pagaïe lorsqu’un jeunot d’une soixantaine d’années m’a alpagué à la faveur de la pause. La mi-temps, c’est toujours le moment difficile dans ce genre de festivités, surtout pour les dames. Nous avions à peine échangé nos extraits de naissance que cet énergumène bedonnant mais fort sympathique voulut absolument savoir ce que je faisais dans la vie. Peut-être voulait-il s’assurer du montant de ma retraite avant de passer à l’assaut. Moi, vous me connaissez, je lui lâche directe que je suis écrivaine, histoire de rabattre le caquet à ce pilier de comptoir. À mon grand dam, au lieu de le décourager, cela ne fit que raviver sa flamme (déjà fort vacillante) :

— Ça alors ! Moi, vous savez, je lis aussi ! D’ailleurs je me suis toujours demandé (la façon dont il disait cela en se rapprochant de moi, on aurait dit qu’il avait repéré une bouteille de pastis dans mon giron), je me suis toujours demandé « Qu’est-ce que lisent les écrivains ? ». C'est vraiment la question que je me pose.

Ayant dit cela, il s’est rejeté sur son siège en attendant que je lui révèle le grand secret qui nous habite. Je ne sais pas ce qu’il a pensé de ma réponse, la deuxième mi-temps est arrivée et mon prétendant s’est envolé aussi sec pour échanger des profanités avec les copains, mais ça m’a fait cogiter. 

C’est vrai, quoi, depuis que je me suis lancée dans cette périlleuse aventure de l’écriture, qu’est-ce que je lis au juste ? Et c’est alors que la lumière m’a frappée (non, ce n’était pas la prune) ! 

En fait, je me suis rendue compte que j’étais devenue incapable de lire sereinement le moindre livre. C’est tout bonnement impossible. La lecture a perdu à mes yeux toute notion de plaisir. Pour tout dire, avant, un ou deux marque-pages me suffisaient pour m’aider dans cette activité, aujourd’hui je les collectionne et je n’en ai jamais assez. Parce que sur la centaine de livres dans lesquels je me suis lancé avec enthousiasme récemment, je n’en ai fini qu’une poignée. Les autres s’empilent, joyeusement inachevés, et prennent la poussière dans ma bibliothèque soudain devenue trop petite. Les quelques livres que j’ai terminés étaient ceux dont j’avais besoin pour ma recherche ou ceux écrits par d’autres auteurs au sujet de leur art. « Autoportrait de l’auteur en coureur de fond », « L’écriture, mémoire d’un métier », des trucs comme ça.

Quelle est donc la raison de cette curieuse transformation, moi qui ai lu tant de livres autrefois que mon profil Babelio ressemble à la BNF ? 

La question de mon nouvel ami amateur de bonnes bières m’avait plongée dans un abîme de réflexion et m’a forcée à analyser mes échecs les plus récents à me plonger dans des ouvrages pour lesquels j’éprouvais pourtant une réelle attirance au départ. 

Une histoire de détective écrite par une auteur renommée dont j’avais autrefois apprécié la prose fantastique : rapidement abandonnée à cause de l’abus d’incises maladroites dans les dialogues (voir mon article à ce sujet) qui me faisaient mal aux yeux  et parce qu’elle avait fourni un indice trop flagrant sur le coupable à la page 100 de son roman de 500 pages. 

Tel bestseller d’un jeune auteur de talent : abandonné après 200 pages sur 800 parce que j’avais deviné le secret que cachait le personnage principal. 

Telle nouvelle traduction des œuvres de Chandler : crucifiée à cause des fautes d’orthographe et des abus d’adverbes.

La trilogie tant attendue de l’un de mes auteurs préférés : lue dans la souffrance la plus complète à cause des artifices évidents utilisés pour étirer en trois volumes une histoire qu’il aurait autrefois merveilleusement contée en un seul. Et j’aurais tant aimé qu’il mette à la fin cette chute superbe que je lui avais concoctée dans ma tête. 

Tel nouvel opus d’une auteur considérée comme la meilleure dans son genre, abandonné au premier tiers parce que, comme dans ses trois romans précédents, le présumé coupable est innocent et le vrai coupable est celui qui a l’air le plus sympathique. 

La vérité, c’est qu’après avoir lu cent cinquante fois mes propres manuscrits à la recherche de tous ces petits défauts, je suis devenue une lectrice impitoyable. Le moindre défaut, la plus infime erreur, la plus petite faiblesse m’agresse comme si on me plantait des clous dans la tête ! J’ai totalement perdu l’insouciance du lecteur qui peut se permettre ce que Carl Jung appelle « suspension of disbelief », cette parenthèse de l’esprit critique qui permet d’accepter à peu près tout et n’importe quoi en tant que spectateur et d’en tirer du plaisir. Nous, auteurs, sommes devenus incapables de nous livrer à cette indulgence coupable.

Je suppose que les cinéastes qui regardent les films des autres ont exactement la même réaction viscérale. « Ah ! non, pas un autre contre-champ, c’est le troisième d’affilée. Il fallait un plan américain pour souligner la confrontation entre les deux personnages ! » Comment voulez-vous apprécier un film dans ces conditions ? C’est tout bonnement impossible. Pareil pour un roman.
Même en ne connaissant rien des éléments fondamentaux de l’écriture, l’aspirant écrivain les apprend intuitivement au cours de sa propre pratique. Si l’on sait dès la page 2 que l’assassin a un lotus tatoué sur l’épaule et que l’auteur nous révèle que le frère de la victime, unique héritier de sa fortune, a une copine dont la spécialité est de tatouer des lotus à la page 50, on ne va pas se taper les 500 autres pages du roman. Ça passe comme une lettre à la poste pour le lecteur lambda mais pas pour la fille ou le gars qu’a suffisamment de pages écrites sous la ceinture.

Il y a bien évidemment des exceptions, le livre que vous lirez d'un bout à l'autre avec des gloussements de joie, des frissons ou des larmes. Mais ceux-ci vont se faire, pour vous, de plus en plus rares.

Voilà. Si jamais vous vous demandiez pourquoi vous êtes entouré de livres inachevés (ceux des autres) depuis que vous vous êtes engagé dans l’aventure de l’écriture, la raison en est sans doute là.

Si c’est le cas, la prochaine fois qu’un de vos amis écrivains vous propose de lire son livre pour avoir votre avis, prétextez que vous êtes temporairement atteint de cécité. Vous, auteur, faites le pire lecteur qui soit. Comme on dit, ce sont toujours les cordonniers qui sont les plus mal chaussés.

1 commentaire:

  1. Merci Mamie Tricot! Tu peux aussi reprendre et rééecrire à ta sauce le livre d'un confrère (ou d'une consoeur) quand il ne t'a pas plu.

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